L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE au BENEFICE des « CLASSES MOYENNES » ?
L’économiste David Autor, professeur au MIT, a publié le 12/02/24 un long article, intitulé « L’IA pourrait en fait aider à reconstruire la classe moyenne », dans lequel il tente de contredire les thèses d’E. Musk, « Il y aura un moment où plus aucun emploi ne sera nécessaire », et de Geoffrey Hinton, l’un des principaux contributeurs aux technologies d’« IA » contemporaines, conseillant de se recycler dans la plomberie.
D. Autor décrit toutefois une relation indirecte entre l’« IA » et le travail humain, en mettant surtout l’accent sur le développement des capacités de décision engendré par l’« IA » pour les travailleurs « ordinaires » (« non-elite workers ») par opposition aux médecins, avocats, codeurs informatiques, professeurs…, dont « le pouvoir monopolistique » pourrait s’éroder, avec des effets de réduction des inégalités de revenus, de baisse des prix des services fournis par ces travailleurs très qualifiés (1) etc.
Il brosse à cet effet une reconstitution historique des modalités de répartition de l’« expertise » des travailleurs et de la valeur de l’« expertise » en fonction des périodes économiques depuis le 19ème siècle.
(1) L’essor des prix des services médicaux et éducatifs dans les 4 dernières décennies aux Etats-unis ne peut toutefois être transposé en Europe, en particulier en France. Mais l’« IA » peut faciliter l’accès à ces services.
Une « revendication » et…un biais de perspective historique
Mais comme D. Autor le dit lui-même, « Ma thèse n’est pas une prévision mais une revendication vis à vis de ce qui est atteignable. ».
D. Autor reconnaît aussi que la peur des « luddites » – artisans s’étant violemment opposés aux manufacturiers recourant notamment aux métiers à tisser dans l’Angleterre du début du 19ème siècle – était justifiée et que « Même si les innovations de l’ère industrielle ont provoqué un essor de la productivité, cela a pris 50 ans avant que les niveaux de vie de la classe ouvrière commencent à s’élever. ».
Toutefois, pour la période la plus cruciale, celle en cours avant l’avènement de l’« IA », correspondant implicitement à une 4ème période de sa reconstitution historique, associée à l’« informatisation » et à la montée de l’« inégalité », il commet une erreur importante : « En rendant l’information et le calcul bon marché et abondants, l’informatisation a provoqué une concentration inédite du pouvoir de décision, et des ressources associées, au profit d’experts d’élite. »
Cela s’explique par la vision très historiciste de D. Autor selon laquelle « les ordinateurs ont automatisé l’expertise de masse des travailleurs [ordinaires] (« non-elite workers ») ». Il fait référence à des professions intermédiaires de l’ère industrielle de masse, correspondant implicitement à une 3ème période de sa reconstitution : opérateurs de machines industrielles, soudeurs, standardistes, dactylos, comptables, commis à l’inventaire…
La « démocratisation » de la prise de décision dans la période de l’« informatisation »
Cette opposition d’ordre historique un peu simpliste masque en fait un mouvement contraire dans le cadre de la période de l’« informatisation », qui s’étend sur les 4 dernières décennies (2).
● Il faudrait pouvoir mesurer l’évolution du nombre d’utilisateurs d’outils d’analyse de données et d’aide à la décision (« business intelligence »), en particulier à travers l’usage de la multitude de ces outils, qui ont vu le jour depuis les heures de gloire d’« Excel » dans les années 1980. Mais le marché mondial a explosé et atteignait déjà 57 Md$ en 2010 selon Gartrner. Simplification et baisses de prix ont concouru à cette « démocratisation ».
D. Autor impute d’ailleurs aux technologies de l’information de l’ère de l’« informatisation » (dossier électronique du patient, outils de communication entre professionnels de santé…) l’extension des compétences et des prestations des infirmiers aux Etats-unis, comme une illustration anticipée des effets de diffusion de l’« expertise » par l’« IA ».
● La décentralisation a aussi été un mouvement très important d’évolution des organisations propice à celle des « décisions », même si les nouvelles formes d’organisation et la « responsabilisation » n’ont pas été exempts d’effets pervers et d’inerties.
● En France par exemple, la part des cadres et professions intellectuelles supérieures dans l’emploi total est passée de 8 % en 1982 à 19 % en 2019 (INSEE)
Sous cet angle, l’« IA » ne constituerait donc pas une rupture, mais permettrait une extension de l’« aide à la décision », comme le web et les téléphones portables ont donné au grand-public l’accès à l’informatique.
(2) De surcroît, D. Autor relativise cette « expertise de masse » requise dans la 3ème période par rapport à la 1ère où dominaient les artisans jusqu’au début du 19ème siècle.
La valeur de l’« expertise »
La thèse principale de D. Autor est que « L’opportunité unique offerte par l’IA à l’humanité est de renverser le processus engagé par l’informatisation et d’étendre la pertinence, l’étendue et la valeur de l’expertise humaine pour un plus grand ensemble de travailleurs. »
Hormis la dévaluation de la période d’« informatisation », cette perspective est probable. Mais il a indiqué juste avant que « L’expertise impose une prime de marché si elle est à la fois nécessaire et relativement rare. ». C’est tout l’enjeu.
Quelques expérimentations d’« augmentation »
D. Autor cite plusieurs expérimentations de mise en concurrence de 2 groupes de professionnels de même métier (respectivement codeurs informatiques, rédacteurs, conseillers-clientèle…), dont l’un est assisté par l’« IA générative » avec pour résultat que :
● le groupe assisté par l’« IA générative » effectue les tâches plus rapidement et avec une meilleure qualité
● les meilleurs de ce groupe le font plus rapidement
● les moins efficaces le font plus rapidement et mieux
Des domaines en « demande infinie »
Mais on peut ajouter que si ces gains de temps et de performance ne sont pas convertis en nouvelles prestations commercialisables et rentables, ils le seront sous forme d’économies de main d’oeuvre.
Ne négligeant pas cette hypothèse, D. Autor objecte que la demande est infinie dans certains domaines : santé, éducation, code informatique.
Concernant ce dernier domaine, il ignore cependant le fonctionnement et la maturité du marché, qui se traduisent aussi dans les statistiques du chômage. Pour la France, selon la DARES, le nombre de demandeurs d’emploi en catégorie A pour les métiers « SI et télécoms », est passé de 36 100 en 06/2017 à
56 500 en 01/2024, soit + 20 400 (+ 56 %), et en catégories ABC, de 47 100 en 06/2017 à 85 000 en 01/2024, soit + 37 900 (+ 80 %) en 6,5 ans (3). Pourquoi y aurait-il des informaticiens au chômage si la demande pour le code est infinie ? Et si l’« IA » entraîne une baisse du prix de ces services, les professionnels au chômage ne seront pas plus employables puisque les employeurs maintiennent au contraire les salaires en refusant de s’ouvrir à des profils moins standards, d’autant que beaucoup plus d’autres profils détiendront de telles compétences.
Il est plus vraisemblable que ceux-ci pourront se dispenser du recours à des professionnels spécialisés, hormis pour certaines tâches spécifiques. On tombera bien dans le cas évoqué par D. Autor de vidéos de bricolage sur Youtube inutiles sans compétences minimales, mais au prix d’une forte réduction des spécialistes.
C’est d’ailleurs aussi ce qu’affirme Jensen Huang, le patron de NVIDIA, une des sociétés les plus adulées parmi les fournisseurs de produits et services d’« IA » : https://www.techradar.com/pro/nvidia-ceo-predicts-the-death-of-coding-jensen-huang-says-ai-will-do-the-work-so-kids-dont-need-to-learn C’est aussi dans une telle voie de substitution que sont engagées des startups californiennes comme « Magic AI ».
(3) Voir aussi les chiffres pour les « poids lourds » en p. 4 dans l’observatoire de l’« association pour l’emploi des cadres », et https://www.numsoc.fr/perspectives-discordantes-sur-le-marche-du-travail-du-numerique/ avec des données plus anciennes.
Retour à la période de l’« informatisation » pour les autres ?
Pour d’autres domaines que la santé, l’éducation et le code informatique, D. Autor admet qu’ « une hausse rapide de la productivité érodera l’emploi. ».
Mais à la rescousse de son optimisme, il s’inspire des « nouvelles spécialités professionnelles [contemporaines] qui sont inextricablement liées à des innovations technologiques spécifiques et demandent une nouvelle expertise qui n’était pas atteignable ou imaginable dans des époques antérieures. ». Et de citer les contrôleurs aériens, les électriciens…, mais aussi des métiers nés d’autres conditions que la technologie (hausse des revenus, modes fluctuantes…) comme cuisiniers végétaliens (« vegan » en français), entraîneurs/conseillers personnels (« coaches » en français)…
De la difficulté à consolider les gains
Toutefois, D. Autor ne cherche pas identifier des marchés en croissance par l’« IA », plutôt une diffusion des compétences, permettant par exemple à plus de professionnels de santé d’effectuer des tâches à forte valeur ajoutée. En l’occurrence, le marché pourrait effectivement s’étendre, en particulier aux Etats-unis en raison de l’organisation actuelle du système de santé. Mais cela ne semble pas transposable à tous les pays et encore moins à tous les secteurs, dans l’ignorance de nouvelles activités.
Or, sans marché étendu ou nouveau, il n’y aura pas de revenu tiré de ces nouvelles capacités largement « démocratisées » (voir aussi https://www.numsoc.fr/gauche-des-allocs-et-avenir-du-travail/ ). L’« IA » pourrait même peut-être mener chacun jusqu’au robot-chirurgien de manière autonome ou assistée par son entourage (4), mais les intermédiaires et praticiens se réduiraient alors (généraliste, radiologue, infirmiers, chirurgien lui-même, assistant plutôt qu’assisté…) et ce parcours ne pourrait être « rentabilisé », sinon sous forme d’économies pour le système de remboursement de soins. Mais des « économies » ne peuvent être redistribuées sans contrepartie, par exemple des prélèvements ou des revenus.
De manière générale, les gains de productivité, qui peuvent constituer des avantages pour des entreprises adoptant l’« IA », ne peuvent pas être directement consolidés au niveau d’un secteur, ni d’une économie dans son ensemble.
(4) Et cela ne requerrait pas nécessairement des « robots » avec des performances physiques exigeantes dans un environnement réel incertain, dont D. Autor note que le déploiement rentable est lointain.
Le risque de dévaluation de l’« expertise »…humaine
Il n’est pas inintéressant que D. Autor termine son plaidoyer par une sorte de lapsus : « Les applications de navigation ont automatisé l’expertise des chauffeurs de taxis londoniens. Mais le radar, le GPS et les émetteurs-récepteurs ont eu l’effet inverse pour les contrôleurs aériens. Dans ce cas, l’innovation n’a pas automatisé, mais a créé un nouveau type de travail d’expert ».
Certes, mais les « applications de navigation » sont plus proches de l’« IA » à la fois dans le temps et dans leur articulation avec les capacités humaines, sachant que l’« IA » peut s’intégrer dans toutes ces innovations et qu’elle est bien dédiée à l’« automatisation ».
On pourrait donc interpréter le contraste entre la période d’« informatisation » et la période qui s’ouvre avec l’« IA » de manière inverse à la vision de D. Autor : une réduction massive du besoin d’« expertise » humaine.
Comme il l’écrit lui-même : « Comme un expert humain, l’IA peut tisser de la connaissance formelle (des règles) avec de l’expérience acquisse pour prendre – ou étayer – des décisions uniques à forts enjeux. ».
Il écrit aussi que « l’IA pose un risque réel aux marchés du travail, mais pas celui d’un futur de chômage technologique. Le risque est celui d’une dévaluation de l’expertise. ».
Mais si ce risque advenait, ce serait bien l’« IA » qui ferait le boulot.