INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : leur AMBITION pour la FRANCE
En septembre 2023, le Gouvernement a institué une « Commission de l’intelligence artificielle » pour « contribuer à faire de la France un pays à la pointe de la révolution de l’IA ». C’est le premier rapport de cette commission, présidée par un économiste, Philippe Aghion, et la directrice de l’Ecole normale supérieure, Anne Bouverot, qui est commenté dans le présent article.
Parmi les membres de cette commission, figurent plusieurs représentants d’entreprises dominantes (états-uniennes) ou en pointe dans le domaine de l’« intelligence artificielle », avec la particularité d’être des chercheurs, scientifiques ou techniciens. Il ne s’agit donc pas d’une commission « neutre » vis à vis des enjeux du domaine et les destinataires du rapport sont prioritairement le gouvernement qui l’a commandé et quelques administrations. Toutefois, indépendamment des thèmes récurrents d’un rapport économico-technocratique (« investir dans la formation », « productivité et croissance accrues »…), le catalogue de revendications n’est pas explicitement au service de ces intérêts privés.
Il est cependant risqué de critiquer un rapport en partie rédigé par des sommités françaises dans le domaine de l’« IA » ou auquel elles ont apporté leur caution. C’est d’ailleurs à la fois un phénomène contemporain et aussi propre à l’« intelligence artificielle » que les intérêts privés y semblent aussi liés à la recherche, essentiellement de la recherche appliquée.
SOMMAIRE
I. QUELQUES « SENTIMENTS » vis à vis des PRINCIPALES RECOMMANDATIONS et « LIGNES d’ACTION »
II. EFFETS de l’« IA » sur l’EMPLOI
2.1. L’approche par les tâches
2.2. L’approche par l’adoption de l’IA par les entreprises
III. Les ENJEUX de la FORMATION et des RESSOURCES HUMAINES
3.1. La population, les salariés, les indépendants…
3.2. Les professionnels de l’« IA »
3.2.1. L’« ignorance » de la configuration des acteurs et des rôles
3.2.2. Articulation avec les métiers spécialisés de l’« IA »
3.2.3. Un calcul des besoins simpliste et une absence de lien entre stratégie et formation
3.2.4. Une évaluation très défaillante de l’offre de travail
3.2.5. La rengaine de l’attractivité des « talents »
3.2.6. Récapitulatif des grandes erreurs du rapport sur le marché du travail de l’« IA »
IV. « SOUVERAINETE » et CONCURRENCE
I. QUELQUES « SENTIMENTS » vis à vis des PRINCIPALES RECOMMANDATIONS et « LIGNES d’ACTION »
Le présent article se concentre sur les enjeux de ressources humaines liés à l’« IA » sous 2 angles principaux : les impacts de l’« IA » sur l’emploi et les évolutions des ressources humaines liées à l’« IA ». Toutefois, il aborde aussi les aspects de concurrence entre organisations ou pays, qui ont aussi des implications relatives à l‘emploi et à la gestion des ressources humaines.
Parmi les autres recommandations ou « grandes lignes d’action » du rapport, certaines paraissent pertinentes, même si les données peuvent manquer pour en apprécier la justesse (1). Ainsi en va-t-il de l’ambition de « faire de la France un pôle majeur de la puissance de calcul », de la création d’une « Organisation mondiale de l’IA pour évaluer et encadrer les systèmes d’IA », de la contribution à « la qualité du service public », de la mise en place d’« une infrastructure technique favorisant la mise en relation entre les développeurs d’IA et les détenteurs de données culturelles patrimoniales » etc…
Mais l’idéologie point dès la synthèse générale : « Les algorithmes contribuent aux inégalités de travail et d’emploi ». C’est tendancieux dès lors que :
* beaucoup de métiers persistants, parmi lesquels ceux qui sont les moins menacés par l’« IA », n’ont pas exigé de maîtrise des technologies de l’information jusqu’alors
* l’adoption des technologies de l’information a été massive, bien qu’individuellement, un candidat à un poste « les maîtrisant » puisse être préféré à un autre
* il n’est pas établi que le chômage s’explique par l’absence de cette maîtrise (relative)
* il y a des spécialistes des technologies de l’information au chômage
etc.
Inversement, selon les auteurs du rapport, « Si nous nous mobilisons pour la déployer et la maîtriser, l’IA devrait augmenter la prospérité collective et peut contribuer à l’amélioration de la qualité du travail et à la réduction des inégalités. »
Le rapport est aussi militant : il s’agit d’éviter « le risque d’un refus massif de l’IA ». Mais on peut supposer que cet objectif paraît si évident aux élites en général que le questionnement de l’« IA » lui-même est incongru :), bien qu’il ne soit pas l’objet de cet article. Le prosélytisme s’illustre aussi par « un plan de sensibilisation et de formation de la nation ».
A l’appui de la mobilisation prônée par le rapport, un thème récurrent dans les débats publics : le « retard français ». Le rapport reconnaît cependant que « Des entreprises européennes sont positionnées sur l’ensemble de la chaîne de valeur de l’IA » et que « L’enseignement supérieur français forme des ingénieurs et des chercheurs d’excellence en IA », d’autant que « Depuis le rapport de Cédric Villani (2018), l’État s’est également mis en mouvement dans le cadre des investissements d’avenir et de France 2030. »
D’autre part, la foi qui sous-tend le rapport conduit à réclamer des exceptions vis à vis des réglementations françaises et européennes en matière de « numérique », en particulier de protection des « données personnelles »: « faciliter l’accès aux données à caractère personnel pour permettre leur utilisation dans des innovations thérapeutiques, notamment en supprimant certaines procédures d’autorisation préalable d’accès aux données de santé et en réduisant les délais de réponse de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. »
Sans même discuter des aspects juridiques de ces propositions, on peut simplement soutenir que les réglementations qui ont été mises en place récemment, par exemple l’« IA act », n’ont rien d’excessif et ne sauraient être remaniées au bénéfice de technologies qui présentent des risques accrus. Par contre, on pourrait en effet renforcer les moyens de la CNIL.
Notons d’ailleurs que la « Commission de l’intelligence artificielle » n’est pas avare de renforcements réglementaires, au moins au niveau mondial : « S’il existe des standards, ils continuent d’évoluer dans cet écosystème encore naissant. Ces standards doivent traduire en solutions techniques les exigences imposées aux systèmes d’IA, par exemple en termes de robustesse ou de fiabilité… »
(1) Au-delà de descriptions d’une grande platitude de ce qui a été fait ou pourrait être fait avec l’« IA » dans certains domaines. Une « IA générative » aurait pu être utilement employée à cet effet et réduire les passages au style très spéculatif de dissertation lycéenne, parfois même déréalisé.
II. EFFETS de l’« IA » sur l’EMPLOI
2.1. L’approche par les tâches
En complément de l’optimisme de David Autor, économiste états-unien, dont l’article a été commenté dans un autre article (« L’intelligence artificielle au bénéfice des « classes moyennes » ? »), le rapport met en avant une explication principale à l’« effet positif de l’IA sur l’emploi dans les entreprises qui adoptent l’IA » : elle « remplace des tâches, et non des emplois ». « Dans 19 emplois sur 20, il existe des tâches que l’IA ne peut pas accomplir. Les emplois directement remplaçables par l’IA ne représenteraient donc que 5 % des emplois d’un pays comme la France. »
Cet argument paraît très naïf car si un emploi est une somme – ou même une intrication – de tâches et si une partie d’entre elles sont remplacées, il en résulte soit que le nombre d’heures consacrées à l’ensemble de ces tâches par un seul travailleur peut être réduit. L’emploi ne sera effectivement pas supprimé, mais il devra alors couvrir d’autres tâches pour que les heures correspondantes soient maintenues. Cela implique que seules de nouvelles tâches peuvent donner lieu au maintien des emplois dans leur intégralité. Sans cela, moins d’emplois seront nécessaires à l’échelle d’une entreprise, d’un secteur, d’un pays… Et si les emplois ne sont pas supprimés, mais leur durée réduite, cela soulève néanmoins des questions sur leur rétribution car leur part dans la valeur ajoutée diminuera. Les embauches nettes seront aussi réduites. Au niveau global, l’approche par les tâches n’est pas probante, sauf à imaginer des nouveaux marchés, comme déjà évoqué dans l’article précité.
Le rapport cite en particulier une étude de l’« Organisation internationale du travail » soutenant que « le nombre d’emplois ayant un potentiel d’amélioration par l’IA (13,4 %) – quelques tâches automatisables, mais avec une majorité de tâches difficiles à automatiser – est bien plus élevé que ceux ayant un potentiel de remplacement par l’IA (5,1%) – avec une part importante des tâches pouvant être effectuées par l’IA. »
Mais s’il s’agit d’emplois théoriques comme ceux cités, « employé de bureau », « manager », leurs nombres sont difficiles à établir.
Dans une note complémentaire, Antonin Bergeaud, professeur à HEC, a tenté de mesurer le « risque d’automatisation » des différents métiers avec leur part dans l’emploi total en France, mais sans chiffrage apparent.
Il faudrait en fait évaluer les emplois effectifs, pour lesquels la part des tâches automatisables devrait être appréhendée par sondage des organisations.
Le rapport voit pour sa part une limites à ces études, mais susceptible de sous-estimer les impacts positifs : Ces « études s’appuient sur les tâches existantes et ne tiennent donc pas compte des tâches qui pourraient être créées à la suite du développement de l’IA. Pour faire un parallèle, il était difficile d’imaginer que le métier de data scientist puisse prendre une telle place au début de la révolution numérique dans les années 2000. »
Certes, mais « le métier de data scientist » correspond à des « tâches créées à la suite du développement de l’IA ». Or, les développements de l’« IA » permettent justement de se dispenser de « data scientists » pour mettre en œuvre des applications d’« IA » (voir aussi « Evolutions des emplois de l’« intelligence artificielle » »).
2.2. L’approche par l’adoption de l’IA par les entreprises
Le rapport prétend que « Par ailleurs, la diffusion de l’IA va créer des emplois, dans de nouveaux métiers, mais aussi dans d’anciens métiers ». Il invoque en particulier une étude de l’INSEE ayant montré que « l’emploi total des entreprises ayant adopté l’IA augmente davantage que dans les entreprises ne l’ayant pas adoptée, alors que ces deux groupes suivaient une tendance antérieure similaire. L’effet résulte principalement de la création de nouveaux emplois, plutôt qu’un maintien plus important d’emplois existants. »
Cette étude de l’INSEE n’ayant pas été trouvée, une telle conclusion est néanmoins vraisemblable. Mais elle présente un défaut si elle est mono-factorielle, bien que l’on cherche en général à pondérer les effets d’autres facteurs. Cela reste cependant difficile dans la mesure où les effets de l’adoption de l’« IA » peuvent aussi considérablement varier d’un secteur à l’autre, d’autant que ses usages sont polyvalents. Par exemple, une entreprise pour laquelle l’« IA » n’aurait aucun impact sur les processus de production, mais serait employée pour créer des services-clients sur de nouveaux marchés géographiques, pourrait augmenter ses emplois.
Le rapport indique cependant que « Les entreprises adoptant l’IA pour le marketing ou la gestion administrative baissent leur emploi davantage que celles ne l’adoptant pas, alors qu’elles évoluaient de façon similaire dans les 3 années précédentes. »
D’autre part, il faut aussi étudier les effets intra-sectoriels, en particulier les effets de concentration. « Il est notamment probable qu’une entreprise innovante qui adopte l’IA deviendra plus productive que les entreprises du même secteur qui ne l’adoptent pas, et que par suite l’entreprise innovante gagnera des parts de marché au détriment des entreprises concurrentes qui n’ont pas adopté l’IA. En termes d’emploi, cela se traduira par une création nette au sein de l’entreprise innovante mais au détriment de entreprises qui n’ont pas adopté l’IA : ces entreprises concurrentes risqueront de subir des destructions d’emplois. »
En fonction de ces réserves, la conclusion du rapport semble assez subjective : « le déploiement de l’IA dans l’économie devrait avoir un effet global positif sur le nombre d’emplois. »
III. Les ENJEUX de la FORMATION et des RESSOURCES HUMAINES
Selon le rapport, « les enjeux de formation recouvrent trois besoins différents :
* former des personnes en mesure de concevoir et développer des solutions d’IA
* former des personnes capables de déployer ces solutions d’IA au sein de leurs entreprises
* sensibiliser plus généralement l’ensemble de la population à la culture et la compréhension des grands principes de fonctionnement de l’IA »
3.1. La population, les salariés, les indépendants…
L’accent mis sur l’éducation et la formation trouve une « justification économique » dans une étude précédente ayant été conduite en 2019 par P. Aghion et 2 autres économistes: « Nous constatons aussi que les travailleurs ayant un faible niveau d’éducation sont davantage pénalisés par l’automatisation que les travailleurs plus éduqués. Ceci suggère que des politiques inadaptées concernant le marché du travail et l’éducation pourraient réduire l’impact positif de l’IA et de l’automatisation sur l’emploi. »
En notant accessoirement que cette étude révélait donc des effets plutôt négatifs sur l’emploi, l’irruption de l’« IA générative » en particulier remet complètement en question la variation de ces effets selon la dichotomie précitée liée au niveau d’éducation.
D’ailleurs, cette approche entre en contradiction avec le résultat de plusieurs études, dont celle du professeur d’HEC précitée : « contrairement aux révolutions technologiques précédentes, ce sont les cadres c’est-à-dire les professions les plus qualifiées qui sont le plus exposées. » Dans le rapport lui-même, une remarque plus ambiguë : « Au sein d’une même profession, les gains de productivité semblent à ce jour bénéficier aux travailleurs les moins productifs. »
Quels sont alors les domaines où la formation permettrait d’échapper à l’« effet d’éviction » de l’« IA » ou garantir sa complémentarité avec le travail humain ?
Il ne fait cependant pas de doute que la sensibilisation de la population est nécessaire en raison des enjeux liés à l’« IA ».
Quant à la diffusion de l’« IA » dans la sphère professionnelle, il faudrait distinguer :
* les professions pour lesquelles la maîtrise d’outils d’« IA » est indispensable ou peut constituer un outil complémentaire, par exemple dans les domaines de la musique, de l’architecture…, aussi exposés à des effets de substitution et cités par le rapport
* l’adaptation des salariés dans les organisations, qui seront affectés de la même manière que lors de précédentes vagues d’informatisation – comme pour le traitement de texte et le tableur il y a 40 ans – dont la formation doit être prise en charge par ces organisations et leurs fournisseurs d’outils d’« IA » (2)
(2) Mais le rapport suggère aussi avec raison d’inclure l’« IA » dans le « dialogue social ».
3.2. Les professionnels de l’« IA »
3.2.1. L’« ignorance » de la configuration des acteurs et des rôles
En fait, le rapport se préoccupe surtout de 2 catégories de professionnels, ceux :
* « en mesure de concevoir et développer des solutions d’IA »
* « capables de déployer ces solutions d’IA au sein de leurs entreprises. »
Les erreurs du rapport sont importantes à cet égard. Il fait notamment référence à une étude de l’OCDE dans 14 pays, publiée en 2023, recensant « les offres d’emploi en ligne qui requièrent des compétences en IA » et les séparant selon qu’elles concernent :
* « les secteurs de l’informatique et des activités spécialisées, et se rattachent donc majoritairement au développement de solutions d’IA
* le déploiement de l’IA au sein des autres secteurs »
D’une part, malgré des formulations assez semblables, les 2 catégories de l’OCDE ne correspondent pas aux 2 préalablement citées car elles introduisent un biais de répartition sectorielle. Or, comme pour l’informatique en général, des organisations font appel à des prestataires et d’autres ou les mêmes ont des équipes internes tout aussi compétentes en matière de « solutions d’IA » (3).
Assez curieusement si l’on considère le panel d’experts de haut niveau qui composent la « Commission de l’intelligence artificielle » et les entreprises auxquelles ils appartiennent, mais plus logiquement si l’on considère leur statut de chercheurs, le rapport ignore la configuration des acteurs et compétences dans le domaine de l’« IA ».
Indépendamment des infrastructures matérielles, le domaine contemporain de l’« IA » semble ainsi structuré selon un ordre de compétences ci-dessous, de niveau décroissant, mais de plus en plus répandues et « demandées » au fur et à mesure de la liste:
* les chercheurs qui conçoivent de nouveaux modèles et algorithmes d’« IA », réglages, métriques d’évaluation…, dans les laboratoires publics (universités…) ou privés ou au sein d’éditeurs, dont les innovations peuvent connaître une adoption rapide si elles sont publiées et/ou transposées sur des plate-formes
* les ingénieurs/développeurs informatiques de plate-formes qui assemblent ou créent eux-mêmes des outils, dont des modèles et algorithmes d’« IA »…, pour les mettre à disposition des développeurs ou utilisateurs de leurs clients
* les ingénieurs/développeurs qui créent des outils d’infrastructure ad hoc (bases de données, outils de gestion de données, d’orchestration, de tests…), similaires aux infrastructures informatiques existantes
* les ingénieurs/développeurs qui travaillent pour des éditeurs d’applications d’« IA », les spécialisant par exemple pour des secteurs particuliers, certains des éditeurs proposant depuis longtemps des applications de traitement du langage, aujourd’hui améliorées avec les « modèles de langage »
* les développeurs adaptateurs dans les organisations, qui peuvent aussi concevoir de nouveaux modèles et algorithmes d’« IA »…, mais utilisent surtout des environnements de développement sur des infrastructures pour créer des applications d’« IA »
* les utilisateurs finaux qui recourent à des applications développées par les développeurs adaptateurs, les éditeurs ou les plate-formes, éventuellement pour créer à leur tour d’autres applications d’« IA » en mode graphique (« low » ou « no code ») (4)
Les 4 premières catégories travaillent pour des institutions ou sociétés dont les innovations et produits sont diffusés à l’échelle mondiale, avec une très forte concurrence mais d’ordre oligopolistique pour les plate-formes, « cloud » en particulier, en raison de leur puissance. Le coeur stratégique de l’« IA », ce sont désormais ces plate-formes de mise en œuvre et d’usage, notamment celles gérées par les grands opérateurs de « cloud » – ce que remarque aussi le rapport.
D’une part, elles recèlent aussi des laboratoires privés, d’autre part, les autres éditeurs de modèles et algorithmes d’« IA », les fournisseurs d’outils d’infrastructure et les éditeurs d’applications doivent s’y faire une place pour gagner en audience.
Les utilisateurs finaux sont la cible principale des plate-formes et des éditeurs d’applications, par conséquent à travers des outils faciles d’utilisation.
(3) Contrairement à la segmentation du rapport, ceux « capables de déployer ces solutions d’IA au sein de leurs entreprises. » – ou développeurs adaptateurs – n’ont pas nécessairement besoin d’une double compétence en « IA » et dans un autre domaine. Pour beaucoup d’organisations, il s’agit plutôt d’accroître les compétences de leurs informaticiens en intégrant les modèles d’« IA » et pour ceux-ci de fournir aux « métiers » les meilleurs solutions disponibles, sauf s’il s’agit justement de se dispenser d’informaticiens grâce à l’« IA ».
(4) C’est à leur propos qu’a été évoquée « l’adaptation des salariés dans les organisations » (voir le paragraphe précédent). Ils sont « les plus demandés » ou nombreux dans les organisations pour autant que leurs emplois ne soient pas supprimés par l’« IA » (ibidem).
3.2.2. Articulation avec les métiers spécialisés de l’« IA »
Hormis les chercheurs d’une part et les professionnels spécialisés par secteur qui ont une compétence sectorielle d’autre part (développeurs adaptateurs ou utilisateurs dans tout secteur) (3), les compétences des ingénieurs/développeurs en « IA » ne se distinguent pas fondamentalement de celles d’ingénieurs/développeurs informatiques.
On distingue cependant aussi 3 grands métiers spécialisés :
* « experts de modèles/algorithmes de données » (« data scientists » en français)
* « ingénieurs de données »
* « analystes de données » (« data analysts » en français)
Si les chercheurs sont avant tout des « experts de modèles/algorithmes » et éventuellement des « ingénieurs de données », les ingénieurs/développeurs de la liste précédente se répartissent entre les 2, avec par exemple un tropisme vers l’« ingénierie de données » pour les développeurs d’outils d’infrastructures.
Les « analystes de données » sont aussi formés à la mise en oeuvre de « modèles/algorithmes de données » et à l’« ingénierie de données », et peuvent donc prendre en charge des tâches d’édition d’applications et d’adaptation avec des environnements de développement et bien sûr d’utilisation d’applications d’« IA ».
Contrairement à la segmentation en 2 catégories opérée dans le rapport, il y a donc un continuum de compétences parmi les métiers de l’« IA », avec pour conséquence des offres d’emploi exigeant la maîtrise d’outils couvrant diverses parties de ce continuum, en particulier pour des postes génériques d’« analystes de données ». couvrant des tâches de mise en œuvre de « modèles/algorithmes de données » et d’« ingénierie de données ».
Or, de telles offres recueillent en général plusieurs centaines de candidatures pour chaque poste dans les grands pays européens, témoignant d’un excès de l’offre de travail (voir aussi « L’intelligence artificielle au bénéfice des « classes moyennes » ? »). Certains critères permettent toutefois une différenciation comme des formations initiales ou des spécialisations professionnelles en maths-stats, ce qui peut alors viser plus particulièrement ceux « en mesure de concevoir et développer des solutions d’IA ».
3.2.3. Un calcul des besoins simpliste et une absence de lien entre stratégie et formation
Mais ce qui importe est de pouvoir mesurer les besoins de ces divers profils et compétences. Si le calcul approximatif apparaissant dans le rapport ne peut être juste en raison des objections du sous-paragraphe précédent, il pêche de surcroît par un simplisme atterrant.
En référence à l’étude de l’OCDE précitée, « Si l’on projette une évolution similaire pour les dix années à venir et que l’on suppose que la répartition entre développement et déploiement restera similaire, les offres d’emploi en développement d’IA et en déploiement d’IA devraient représenter respectivement 1 % et 0,5 % de l’ensemble des offres en 2034. En projetant une évolution similaire des besoins de mains d’œuvre estimés par Pôle Emploi pour les dix prochaines années à celle connue au cours des dix dernières, on aboutirait à un besoin de l’ordre de 56 000 postes par an en développement d’IA et 25 000 postes par an en déploiement d’IA (« X + IA »). »
Faut-il commenter des transpositions et projections aussi spécieuses ? Que viennent faire là les « besoins de mains d’œuvre estimés par Pôle Emploi pour les dix prochaines années », qui n’ont justement pas intégré les risques de remplacement des métiers par l’« IA » (voir le chapitre précédent : « II. Effets de l’« IA » sur l’emploi ») ???
La « Commission de l’intelligence artificielle » propose un investissement public d’1,2 Md€ dans les enseignements secondaire et supérieur et de 200 M€ dans la formation professionnelle continue sur 5 ans.
Si les pouvoirs publics français et européens souhaitent toutefois développer des entreprises spécialisées, des savoir-faire spécifiques, des applications particulières…, ils devraient alors concentrer les efforts sur les 4 segments listés dans le sous-paragraphe 3.2.1.:
* nouveaux modèles et algorithmes d’« IA », réglages, métriques d’évaluation…
* plate-formes de création, d’assemblage, distribution…, d’outils dédiés à l’« IA »
* outils d’infrastructure ad hoc
* édition d’applications d’« IA »
Dans ces cas, développer les compétences correspondantes serait approprié et des contenus de formation plus précis émergeraient. Mais encore faut-il estimer sérieusement les marchés correspondants, grâce à une connaissance fine des technologies.
Sur le terrain, de nombreux petits fournisseurs de systèmes d’« IA » évoquent une concurrence féroce, que ce soit en médecine, agriculture…, tous ces domaines auréolés par les promoteurs de l’« ’IA » pour rassurer sur la balance de ses bénéfices.
De surcroît, si les grandes entreprises se sont beaucoup rapprochées des startups depuis quelques années, elles choisissent aussi la sécurité des grands fournisseurs de « cloud » états-uniens avec leur panoplie d’outils intégrés et destinés aux utilisateurs finaux.
3.2.4. Une évaluation très défaillante de l’offre de travail
Quant à l’évaluation de l’offre de travail, elle illustre comme d’habitude la propagande des employeurs dans le domaine du « numérique » (voir « Perspectives discordantes sur le marché du travail du « numérique » »).
Qui peut croire sérieusement que « Pôle Emploi indique un besoin de main d’œuvre de 12 180 postes dans les services informatiques qualifiés », alors que 56 500 demandeurs d’emploi pour les métiers « SI et télécoms » étaient inscrits en catégorie A sur ses listes en 01/2024 et 85 000 en catégories ABC ??? (voir « L’intelligence artificielle au bénéfice des « classes moyennes » ? »)
Qui peut croire que l’offre de travail se résume à « 16 959 étudiants sont inscrits en cycle ingénieur dans le domaine « informatique et sciences informatiques » », alors que de nombreuses écoles hors du « cycle ingénieur » ont déjà des modules dédiés à l’« IA » et que l’on compte probablement autant de formations aux métiers techniques du « numérique »…A moins de prendre les apprenants pour des idiots qui continueront à apprendre à coder dans des langages oubliés quand les « ingénieurs » et utilisateurs dialogueront à « vitesse conversationnelle » avec leur assistant de codage – bien que le rapport fasse aussi mention de cet usage ???
Et si le rapport évoque aussi « une offre pléthorique » de formation continue, pourquoi tant d’incohérences et de dispersion ? S’agit-il d’organiser de grands rassemblements de foules converties à l’«IA » sur les chemins d’un avenir radieux dans des univers virtuels ?
Plus encore, comme le mentionne le rapport, « L’État a encouragé les établissements d’enseignement supérieur à développer des formations dans ce sens grâce à deux appels à manifestation d’intérêt (AMI) Les AMI « compétences et métiers d’avenir » et « IA Cluster » (ce dernier étant actuellement ouvert) visent à structurer la filière de formation de l’IA afin de consolider une dizaine de pôles d’excellences et de tripler le nombre d’étudiants formés à l’IA . »
3.2.5. La rengaine de l’attractivité des « talents »
La méconnaissance de l’offre et de la demande de travail qui a été dénoncée dans les sous-paragraphes précédents ouvre la voie à une antienne des élites internationales: le besoin d’immigration dite « qualifiée » (voir « La France n’attire-t-elle pas assez les « talents » ? »).
« Notre Commission considère que parmi les trois à cinq mille profils internationaux très qualifiés susceptibles d’avoir un impact significatif sur la croissance de l’écosystème de l’IA, la France doit en attirer entre 10 et 15 % ». Cela coûterait 10 M€ sur 5 ans.
En premier lieu, les chiffres de « trois à cinq mille profils internationaux très qualifiés… » sont d’autant plus approximatifs qu’ils sont mal définis. L’objectif est encore plus arbitraire et n’a même aucun sens (voir sous-paragraphe 3.2.3).
Comme le rapport vise en particulier une forte augmentation des formations à l’« IA », et aussi de l’immigration dans ce domaine, il met sous le boisseau des atouts de la France, qui figuraient dans un autre document d’orientation, du 8/11/21, « Stratégie nationale pour l’intelligence artificielle – 2ème phase » (5), bien qu’ils aient été évoquées dans la synthèse générale: « Une école mathématique mondialement reconnue », « De nombreux chercheurs français parmi les stars mondiales de la discipline ». A peine reconnaît-il à cet endroit que « Dans les entreprises américaines, les services spécialisés en IA comptent ainsi de nombreux Français, soulignant certes la qualité de la formation française, mais aussi le manque d’attractivité de notre pays. La situation s’est améliorée ces dernières années, sous l’effet de l’implantation à Paris de laboratoires de recherche d’entreprises américaines… »
Les arguments avancés pour justifier cette immigration frisent même le ridicule : « La diversité des profils favorisera l’innovation, mais aussi limitera les risques de biais, encourus lorsque les équipes affichent des profils trop similaires ».
Comme si tout le secteur de l’« IA » n’était pas obsédé par ces biais et ne mettait pas en place de multiples dispositions pour les éviter. Comme si cela ne dépendait pas avant tout des données utilisées.
(5) Ce document prévoyait déjà 700 M€ pour la formation à l’horizon 2025. Mais comme d’habitude en France, aucune évaluation n’a été faite de ses nombreux objectifs. Il ne s’agissait cependant alors que de « Recruter 15 scientifiques étrangers d’envergure mondiale d’ici janvier 2024 ». Ce document contenait aussi des chiffres sur l’emploi dans l’« IA » : « 13 459 personnes travaillent dans les start-ups de l’IA en 2021 (pour 70 000 emplois indirects générés) », dont le rapport de la « Commission de l’intelligence artificielle » est dépourvu.
3.2.6. Récapitulatif des grandes erreurs du rapport sur le marché du travail de l’« IA »
La commission commet ainsi 5 erreurs qui sont liées concernant le marché du travail de l’« IA »:
* croire ou faire semblant de croire que la mise oeuvre d’algorithmes d’« IA » constitue une rupture par rapport à la mise en œuvre de projets informatiques classiques avec leurs impacts organisationnels
* croire ou faire semblant de croire qu’une multitude de professionnels travaillant sur les données (développeurs informatiques, « analystes de données »…) ne sont pas déjà en train « de déployer ces solutions d’IA au sein de leurs entreprises. » ou ne sont pas capables de le faire
* croire ou faire semblant de croire que les utilisateurs finaux doivent aussi devenir des spécialistes de l’« IA »
* croire ou faire semblant de croire que les gains de productivité ne s’appliqueront pas en priorité à la mise en œuvre de l’« IA »
* croire ou faire semblant de croire qu’il faut donc former des spécialistes en masse, alors que les besoins consisteront surtout à savoir utiliser l’« IA »
IV. « SOUVERAINETE » et CONCURRENCE
En écho au « retard français », le rapport note justement que « Nous n’aurons pas la maîtrise de notre avenir par le seul déploiement de l’IA des autres », bien que l’informatique en Europe ait été développée sous la domination des fournisseurs de logiciels états-uniens dans les décennies précédentes, avec quelques exceptions. Le rapport en pointe d’ailleurs la conséquence d’un déficit commercial de 22 Md€ dans le « numérique » en 2019.
Le rapport propose ainsi la mobilisation de « La politique européenne de concurrence…pour prévenir l’émergence de positions dominantes », sachant que l’actuelle « Commission européenne » a déjà produit plusieurs règlements de grande ampleur dans le domaine du « numérique » et de l’« IA » (voir « Perspectives discordantes sur le marché du travail du « numérique » »).
Les conditions concurrentielles sont bien un point nodal, mais pas seulement sous l’angle de la domination de quelques entreprises, états-uniennes et chinoises, décourageant d’emblée « l’entrée de nouvelles entreprises innovantes », en particulier dans les « segments amont de la chaîne de production de l’IA,.. l’accès aux données et l’accès à la puissance de calcul », jusqu’à impacter la productivité globale de l’économie.
En l’occurrence, les représentants des grands fournisseurs états-uniens de systèmes d’« IA » dans la « Commission de l’intelligence artificielle » ont fait preuve d’ouverture d’esprit, d’autant qu’une grande part des technologies d’« IA » qui se sont imposées y ont été inventées ou par certains de ces représentants. Mais ils ont pu se satisfaire qu’« En sens inverse, c’est dans le déploiement très rapide des outils d’IA que nous tirerons beaucoup de valeur, pour nos services publics comme pour nos entreprises La France ne peut pas attendre de disposer d’outils européens pour tirer les bénéfices de l’IA. »
Les conditions concurrentielles sont aussi un point nodal car leur représentation détermine la perception des opportunités, des conditions de mise en œuvre et de l’appariement entre les forces productives, en particulier le travail, et les marchés de l’« IA ». Selon que les politiques ou les entreprises visent une concurrence sur certaines filières ou segments de ce domaine, les forces à mobiliser sont évidemment différentes (voir aussi sous-paragraphe 3.2.3). En définissant en premier lieu des besoins en compétences et en formation, la « Commission de l’intelligence artificielle a pris le problème à l’envers.
La « Commission de l’intelligence artificielle » souhaite que les investissements dans l’« IA » passent de 2,8 Md€ en 2022 à une fourchette de 8,4 à 10 Md$ par an en France.
Elle préconise aussi « de créer d’ici fin 2024 un fonds d’investissement « France & IA ». Le fonds viserait à la fois à soutenir l’émergence de start-up spécialisées dans l’IA appliquée et à faciliter la transformation du tissu économique de PME et ETI. Il mobiliserait 7 Md€ de capital investissement d’entreprise et 3 Md€ de soutien public. »
D’autres domaines pourraient aussi revendiquer un tel statut d’étendard. Mais comme pour la formation, les objectifs sont flous, hormis les infrastructures de calcul : « Cette voie de la différenciation pourra notamment porter sur le développement de composantes open source mais aussi sur la dimension environnementale, en visant de nouvelles générations d’IA, de l’architecture matérielle au choix des modèles, qui consommeront moins d’énergie. »